Dans le cadre du Midi des Nations du 2 juin 2022 « Des Innus racontent Sylvie Vincent » suivi du lancement du dernier numéro de la revue Recherches amérindiennes au Québec (vol. 50, n˚ 3) qui a pour thématique « Images et oralités des autochtones : Hommage à Sylvie Vincent », de nombreux amis, amies et collègue de Sylvie ont offert des témoignages. Nous sommes heureux de présenter ici la transcription du témoigne de Léïa St-Pierre, petite-fille de Sylvie Vincent.
Grand-mamicou,
Tu t’appelles Du Crest comtesse.
Tu t’appelles Vincent anthropologue.
Tu t’appelles Sinipi vagues rouges.
Tu t’appelles Casablanca.
Arrachée à ton petit Marrakech espace entre deux meubles où, enfant, tu te cachais pour rêver.
Tu t’appelles S. à la fin de tes lettres.
Tu t’appelles Bicou sœur, épouse, mère,
Tu t’appelles Grand-mamicou grand-maman.
Tu t’appelais Sylvie.
Je suis là.
Sur la plage de Mani-Utenam.
Dans ta chambre vidée.
Entre les meubles de ton petit Marrakech.
Je m’appelle Petite Fille.
Grand-mamicou,
Penses-tu que les Outardes sont des fausses Bernaches, ou peut-être le contraire?
À bien y penser, tu as passé ta vie dans les colonies.
Tu es née pied-noir au Maroc, en 1941.
Tu es arrivée à Montréal en 1956.
Passée de Casablanca à Côte-des-Neiges,
ta famille s’est rebâtie.
Ton père avait fabriqué des faux murs dans les chambres du petit appartement, pour que ses sept enfants aient un semblant d’intimité.
Même si tu venais d’Afrique, tu m’as dit que, les premières années, tu n’as pas trouvé l’hiver difficile.
Il a fini par te rattraper.
Tu m’as dit que les bernaches migrent deux fois par année. Elles partent vers le Sud à l’automne, et reviennent avec le printemps pour aller pondre dans le nord.
Presque toute la famille est retournée vivre en France.
Tu m’as dit que dès la deuxième année de sa vie, la bernache se trouve un partenaire. Elle reste avec lui jusqu’à sa mort.
À dix-sept ans, tu as rencontré Denis, à l’Université de Montréal.
Quatre ans plus tard, vous étiez mariés.
Ta famille n’approuvait pas que tu épouses un Québécois, mais tu as tenu tête.
Tu as commencé des études en économie.
Puis, un professeur t’a parlé de l’anthropologie.
Fondé en 1961, le département d’anthropologie de l’Université de Montréal en était à ses débuts.
Tu es devenue anthropologue, spécialisée en tradition orale.
Tu as eu trois enfants : Thierry, Nadine et Gaëlle.
En 1972, c’était ton deuxième voyage à Natashquan.
Tu m’envoyais des cartes postales, j’en ai gardé une sur laquelle figure un caribou, en provenance de Schefferville.
Dans ta vie, tu n’as jamais arrêté de travailler.
Dans ton lit d’hôpital, il y a deux hivers, tu me parlais encore des mises en pages et des transcriptions à faire pour Sept-Îles.
Tu m’avais dit que lors de la migration, les bernaches forment un V dans le ciel. À la tête de la formation, le guide transperce le vent. Lorsqu’il est trop fatigué, il cède sa place et vole jusqu’à la queue du V.
Quelques semaines avant ta mort, les Innus de Mani-Utenam et Uashat ont gagné deux procès. Un contre une compagnie minière, l’autre contre la municipalité, pour les terres qui leur ont été volées dans les années 20.
Ça faisait des années que vous luttiez.
Même si tu t’es séparée de Grand-papa, vous n’avez jamais divorcé.
Tu as continué de prendre des taxis pour aller lui couper les cheveux sur sa Rive-Sud.
J’ai appris que les bernaches du Canada ont été introduites en Europe par les Anglais au XVIIIe siècle, parce qu’ils les trouvaient jolies. Puis, au XXe siècle, la Suède en a importé pour la chasse. Elles sont aujourd’hui considérées comme une espèce invasive en Europe, alors que les outardes locales sont menacées. (L’ironie du colonialisme ?)
Tu as passé ta vie dans les colonies, du bord des colonisés.
À Casablanca, tu n’as pas eu le temps d’aller à la rencontre des Marocain.e.s.
Au Québec, tu as épousé un Québécois et tu es partie à la rencontre des Innu.e.s
Tu es devenu un drôle d’oiseau ; entre la bernache et l’outarde.
Un jour, tu m’as dit : quand on n’a pas de racines verticales, on se crée des racines horizontales.
Grand-mamicou,
J’ai aimé voir les chiens libres vagabonder sur la réserve.
On comprend tout de suite qu’on n’est plus chez les blancs.
À qui appartiennent-ils ?
Selon le dictionnaire, appartenir c’est :
appartenir à.
1 Être la propriété de.
Ce chien appartient au voisin.
◈ Dépendre politiquement d’un pays.
Ce territoire appartient au Canada.
2 Être attaché, dévoué à qqn.
Ils appartiennent à leur chef.
3 Être propre, particulier à.
L’insouciance appartient à l’enfance.
Jacinthe a dit : on va aller chercher mes amis.
Deux enfants sont montés dans la boîte du pick-up.
Ses amis ?
Je n’ai pas osé demander s’ils étaient ses enfants.
Un chien blond courrait derrière le pick-up.
Ça faisait rire les amis.
La maison d’Anne-Sophie est marquée par le passage de plusieurs générations d’enfants.
Des collants sur les murs de la salle de bain, des piles de jouets, des dessins sur le frigo.
Agnès était là, assise à la table de la cuisine.
Agnès, la mère de Jacinthe et d’Anne-Sophie.
Agnès, ta toute première amie de Nutashkuan.
Vous vous ressemblez, je trouve.
Quand elle m’a prise dans ses bras,
pour un moment,
j’ai cru que c’était toi.
J’ai fondu en larmes.
J’étais gênée, mais je n’arrivais pas à reprendre le dessus sur mes pleurs.
Je me demandais comment les démonstrations d’émotions sont perçues par les Innues.
Je ne t’imagine pas t’épancher en public.
Mais je sais que tu as été très triste, ici à Nutashkuan.
Tu en parles dans tes lettres.
C’était en 1972 :
Vendredi 17 [jour du décès de Mathieu Menicapo]
Chère José,
Perdue au milieu d’un fatras de notes, de cahiers, de fiches, je donnerais cher pour avoir quelqu’un à qui parler. J’ai du mal à mettre deux idées l’une derrière l’autre. Il va falloir que je prenne deux jours pour réfléchir.
Mathieu est mort. Ce matin à 5H. À 7H Marie-Ange entrait dans ma chambre pour m’avertir. Un peu plus tard, quand je me suis levée Nukum est venue me le dire aussi, avec un air très solennel. Je suivais la progression de sa maladie par l’intermédiaire du Père Fortin… il n’a pas mangé… il va mieux… il n’a pas dormi… il ne boit plus… aujourd’hui il était assis… il m’a demandé l’extrême onction… ça va beaucoup mieux… –
Je ne pouvais m’enlever de la tête l’idée qu’il allait mourir avant que je parte… Il a été, pour moi, très important. Si je fais de l’ethnohistoire un jour ça sera à cause de lui… Hier encore j’écoutais avec Caroline ce qu’il disait de la mort. C’était après avoir raconté (très mal) le récit des oiseaux d’été. Il disait que l’enfant était devenu un oiseau parce qu’il n’avait fait que chasser les oiseaux pendant sa vie. Il disait : on est dans la mort ce que l’on a été dans la vie. Et aussi : après la mort, on est comme de la fumée, on disparaît –
Ce n’était pas un conteur, mais c’était un penseur, un philosophe, révolté, amer, lucide. Sa vie est terminée. Petit à petit les vieilles pages de ce livre qui recèlent encore les connaissances accumulées par des générations de Montagnais vont s’envoler les unes après les autres. De la civilisation de la pensée ils vont passer à la civilisation de la technique. J’espère que Mathieu a été heureux au cours de sa vie…
Agnès m’a serré très fort, frotté le dos vigoureusement, sans arrêter,
jusqu’à ce que je verse ma dernière larme.
J’espère que tu as été heureuse au cours de ta vie.
Grand-mamicou,
J’ai vu les caps rocheux, les tourbières, les lignes d’Hydro, les bouleaux minces, les lacs ronds au milieu des forêts, le thé du labrador, les bleuetières et les graines rouges.
J’ai vu les verres de tim hortons, les bouteilles de pisse de camionneurs, les montagnes dynamitées, les gros travaux de voirie, les tags « Kevin + Audrey ».
J’ai regardé le fleuve, mais il me mettait trop d’eau dans les yeux.
Plus vaste encore que toute la Côte-Nord,
le mystère qui t’entoure.
Grand-mamicou,
Il y a deux ans c’était l’anthropologue Rémi Savard.
Ton ami.
Cette année,
le 11 mai suivant, l’anthropologue Serge Bouchard est mort.
Ton ami.
Le 26 mai l’anthropologue José Mailhot est morte.
Ton amie.
Je repense à ce que tu lui disais dans ta lettre, au décès de Mathieu Menicapo.
Petit à petit les vieilles pages de ce livre qui recèlent encore les connaissances accumulées par des générations de Montagnais vont s’envoler les unes après les autres.
C’est la saison des feuilles envolées.
Je repense à un des amis de Jacinthe.
Un garçon innu d’une dizaine d’années.
Par conviction, il refusait de nous parler français.
Jacinthe nous a expliqué que c’est sa manière de conserver sa langue, l’Innu-aimun.
Sinon, les mots se perdent.
Une génération s’envole,
mais ce garçon, il est là maintenant.
En langue innue,
Innu veut dire humain.
Élie m’a raconté une conversation que vous aviez eue à Noël.
Il t’avait dit qu’il voulait visiter la Côte-Nord, pour voir les beaux paysages.
Tu lui avais répondu, avec ton sourire en coin : il y a aussi de beaux humains.
Je ne t’ai jamais vue aussi insurgée que quand tu entendais des faussetés sur les autochtones. Tu voulais toujours rectifier les informations ; ton respect pour les Innu.e.s passait par cette quête rigoureuse de la vraie histoire, de la vérité.
Tu m’as appris qu’au-delà des mythes, il y a des récits à écouter.
Je crois que ta force en tant qu’anthropologue, c’est que tu as vu les Innu.e.s comme ce qu’ils et elles sont : des humain.e.s.
Tes amies m’ont accueilli chez elles, m’ont invitée à manger de la banique et du homard, m’ont raconté des histoires, m’ont parlé de leur culture et de leur famille.
On a parlé et on a beaucoup ri.
La banique et les rires goûtaient tout l’amour et le respect qu’elles avaient pour toi.
Je les remercie pour leur accueil.
Et toi,
je te remercie de m’avoir appris à les rencontrer.
Léïa St-Pierre, petite-fille de Sylvie Vincent